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  • Photo du rédacteurCloine

Apologie du cannibalisme

TW : violences sexuelles


[/!\ Il ne s'agit pas ici de prôner la consommation et l'exploitation du corps humain comme une source viable de nourriture, mais d'utiliser le phénomène de cannibalisme comme point de départ pour proposer des pistes de réflexion sur des sujets plus larges.]



Partie 1 : Une France cannibale ?


[Les personnages et la situation décrite sont fictifs.]


Madame Diane Jamestre vient de décéder à l'âge de 84 ans. Aucun signe particulier n'a laissé présager sa mort, si ce n'est la vieillesse et la fatigue. Ni elle, ni sa fille n'avaient soupçonné qu'en allant se coucher le soir du 11 janvier 2022, elle ne se réveillerait plus. Heureusement, Diane avait pris le temps ces dernières années de mettre à jour son testament et surtout, d'y ajouter une mentions très spéciale.


Après avoir trouvé le corps de sa mère le 12 janvier 2022 à 11h lors de sa visite hebdomadaire, Marie reçut quelques heures plus tard un appel de Monsieur Lot, l'exécuteur parlementaire, lui donnant rendez-vous le lendemain à son cabinet de notaire. Monsieur Lot connaissait la famille Jamestre depuis vingt ans. Il savait que le père de Marie était mort depuis une décennie, qu'il n'avait laissé ni frère, ni sœur, ni parents derrière lui, mais seulement une veuve et une orpheline. Ladite veuve avait survécu à tous les membres de sa famille respective. Son testament s'en trouvait simple et direct : ses possessions allaient à sa fille.


C'est ce que Monsieur Lot expliqua à Marie après qu'elle se soit assise à son bureau. La maison de son enfance était désormais à elle. La vieille voiture qui croupissait dans le garage, à elle. La collection de pierres, les quelques milliers d'euros que sa mère avait réussi à garder de côté depuis la début de sa retraite, à elle. À une seule condition : son cadavre devait être mangée, au moins en partie.


Cette condition, Diane l'avait murement préparée. Elle avait fait le bilan de son existence, et avait été obligée de constater que tout ce qu'elle avait possédé n'avait eu de l'importance que pour elle. Si elle n'avait pas de millions à distribuer aux pauvres, ni de palais à sa mémoire...si elle ne pouvait pas marquer ses pairs avec des possessions matérielles, il ne lui restait que le monde des idées.


Quand elle avait 12 ans, Diane avait passé du temps au Brésil pour voir ses grands-parents. Un après-midi, alors qu'elle était seule avec son grand-père, ce dernier décida de l'emmener au musée d'art le plus proche. Dans une des premières salles, elle lut sur un grand pan de mur :


Scène 1 - Les Indiens Caeté dansent autour d'un chaudron où, sur un feu crépitant, ils font cuire le corps dépecé du premier évêque du Brésil. L'évêque Sardinha avait fait naufrage en arrivant sur la terre récemment conquise, où il était venu avec pour mission d'entreprendre la catéchèse de la population indigène au nom de l'Église portugaise. Les Indiens le dévorent avec les quatre-vingt-dix membres de l'équipage qui l'accompagnaient. Tel est l'épisode fondateur de l'histoire de la catéchèse au Brésil, entreprise qui visait à établir des bases subjectives et culturelles en vue de la colonisation du pays.
Scène 2 - Hans Staden, un aventurier allemand, est capturé par les Indiens Tupinamba, qui se préparent à le tuer et à la dévorer dans un banquet collectif rituel. Mais, au moment venu, les indigènes décident de renoncer au festin : ils sentent que manque à cette chair le goût de la bravoure. La lâcheté évidente de cet étranger aurait éloigné le désir de la savourer et, cette fois, l'appétit anthropophage ne peut être rassasié.
Tels sont les deux évènements les plus célèbres concernant le banquet anthropophage pratiqué par les indigènes avec les Européens qui venaient explorer leurs mondes. Dans l'imaginaires des Brésiliens, ils sont comme les deux facettes de l'un des mythes fondateurs du pays concernant la politique de relation à l'autre et à sa culture, à l'autre envisagé comme prédateur de leurs ressources - qu'elles soient matérielles, culturelles ou subjectives.****

C'est en ce lieu que Diane découvrit le mouvement anthropophage des artistes brésilien.nes dans les années vingt. La symbolique était simple : en se basant sur les mythes fondateurs du Brésil colonial, il s'agissait de produire des œuvres résolument brésiliennes dans toute leur complexité et leur hybridité.


Elle se prit alors de passion pour cet art, mais aussi pour la symbolique du cannibalisme de manière générale. Deux décennies plus tard, alors qu'elle s'était mariée, avait eu un enfant et exerçait le métier d'institutrice, elle décida de suivre des cours à l'université pour son enrichissement personnel. En initiation à anthropologie, elle rendit un papier dans lequel elle tenta de démontrer qu'un "recyclage" des cadavres serait une solution viable contre la faim et la pollution. Elle eut une très mauvaise note, mais garda pourtant le papier dans un carton jusqu'à ce qu'elle le retrouve une cinquantaine d'années plus tard alors qu'elle faisait du tri dans son garage.


Diane, 82 ans, fut émue jusqu'aux larmes par ce qu'elle lut. Elle se trouva un peu naïve, sur ces pages, mais pleine de bonnes intentions. La fin de sa vie approchant, elle se dit qu'il n'y aurait pas meilleur moyen de célébrer son existence, toutefois quelconque, que d'être la personne qui débloquera le débat sur le plus grand et le plus vain des tabous. Diane n'avait aucune envie de manger de la chair humaine, ni d'être mangée. Elle souhaitait simplement qu'on observe à la loupe la vraie nature, les vraies raisons de cette omerta sur la consommation des corps, alors qu'on les détruit si impunément par des moyens hautement plus dégoûtants.


Elle concocta un stratagème : elle serait le cobaye, le prétexte par lequel la discussion sera engagée. La loi française n'interdit pas le cannibalisme stricto sensu. Elle interdit bien sûr le meurtre, les blessures, la torture, la profanation des dépouilles, etc...et la consommation de chair humaine, dans tous ces cas là, est une circonstance aggravante, tout au plus. Mais elle ne constitue pas un crime à part entière, ce qui signifie que si on arrive à se procurer de la chair humaine sans tuer, sans blesser, avec le consentement de la personne...la loi peut difficilement empêcher qui que ce soit de la manger. Les restrictions des "dernières volontés" aussi ne prévoient rien concernant la consommation d'une partie du cadavre. Seule la loi et l'article 6 du Code Civil ("On ne peut déroger, par des conventions particulières, aux lois qui intéressent l'ordre public et les bonnes mœurs") semblent limiter ce qu'il convient de faire dans le cadre d'une dernière volonté. Mais dans l'éventualité où la demande de Diane serait immédiatement rejetée car jugée contraire aux "bonnes mœurs", un.e avocat.e assez courageux.se serait en capacité d'arguer que les termes "bonnes mœurs" sont changeants et nullement immuables, et que la loi n'ayant rien prévu contre le cannibalisme en soi... la dernière volonté de Diane peut être exécutée.


Diane est morte. Elle a prévu une partie de son argent pour les frais juridiques que sa fille engagera pour respecter son souhait. L'affaire n'a pas encore explosé publiquement, mais que peut-on déjà imaginer de cette discussion sur ce que sont les "bonnes mœurs" ? Car il ne s'agira que très peu de cannibalisme. Il s'agira de mesurer l'étendue de notre hypocrisie. Peut-on dire que quand nous observons le cannibalisme anthropophage, nous observons la nature humaine ?



Partie 2 : Cannibalisme absolu


Vous rappelez-vous du moment où, pour la première fois, vous avez compris ce que des mots aussi aussi tabous que "viol", "pédophilie" ou encore "inceste" signifiaient ? Savez-vous si on vous les a expliqués, si vous les avez appris par hasard ou (en espérant que non) par expérience ? Ces tabous, sont-ce des concepts qui se comprennent à l'usure, ou sommes-nous aptes, même enfant.es, à les concevoir rapidement ?


Quand je m'imagine parente (même si ce n'est pas dans mes projets), je bute à chaque fois sur ce problème : comment et quand aborder ces sujets là avec des enfant.es, sans les surprotéger mais sans les traumatiser non plus ? Ce serait plus simple si j'avais un souvenir clair de ma propre expérience ; je pourrais au moins me faire une idée, sinon du bon choix, au moins de la façon la moins douloureuse de préparer des enfant.es à l'existences de choses aussi horribles.


La question des enfant.es n'est pas purement pratique, elle est surtout absolue. Elle permet une réflexion sur le fonctionnement de l'humanité, la nature des tabous, et la façon dont nous appréhendons collectivement les horreurs inhérentes à nos sociétés.


Le viol, la pédophilie et l'inceste ne changent pas fondamentalement d'une époque à l'autre et/ou d'une culture à l'autre. Un inceste commis avant J. C. reste un inceste trois mille ans plus tard. Ce sont notre sensibilité et notre (non-)acceptation qui ont évolué, que ce soit au niveau des mœurs ou de la loi.


Par exemple :

Bien que la pédophilie désigne l'attirance sexuelle pour les enfant.es quelque soit le contexte, la majorité sexuelle qui définit la fin de l'enfance est fixée par les lois du pays en question (mondialement, en termes d'âge, cela va de 12 à 21 ans, avec quelques régions où la limite est plutôt fixée à la puberté ou au mariage). Mais dans certains endroits, comme la Syrie, le mariage entre un homme adulte et une fille de 13-14 ans est accepté, malgré le fait que la loi définisse la majorité sexuelle à 15 ans. La pédophilie est acceptée, parfois encouragée. Le tabou autour de la pédophilie n'est donc pas "universel". Il en va de même pour l'inceste. Existe-il seulement un tabou qui le soit, qui transcende toutes les cultures ? Et si oui, pourquoi et comment échappe-t-il à l'ethnocentrisme ?


« Seule l’anthropophagie nous unit. »

Oswald de Andrade dans Manifeste anthropophage.


Actuellement, le cannibalisme fait partie des plus grands tabous de l'humanité. Cette grandeur, cette ampleur est non seulement due à son importance, mais aussi à sa géographie ; il se trouve peu de peuples à notre époque qui pratiquent le cannibalisme régulièrement (et par là je veux dire en dehors des faits divers ou des cas de cannibalisme qui ne sont pas ritualisés ou institutionnalisés). Pourtant, il suffit de se pencher un peu sur le passé pour constater que le cannibalisme a fait partie de presque toutes les civilisations à un moment ou à un notre, la plupart du temps à travers des rituels, en l'occurrence, funéraires ou guerriers.*


La définition du cannibalisme, elle, ne change pas. On pourrait arguer que les définitions de "inceste"** et "pédophilie" aussi sont immuables ; ce sont les notions de "famille" et de "enfant.es" qui, elles, sont sujettes à révision selon les contextes sociaux et les époques. Pour que le terme "cannibalisme" soit aussi élusif, il faudrait que les mots "humains" et "manger" soient moins fondamentaux.***


« Mangez, ceci est mon corps. [...] Buvez, ceci est mon sang. »

La célébrissime allocution du Christ (voir ci-dessus), à elle seule suffit à démontrer la puissance de la symbolique cannibale. Alors que les clichés associent le cannibalisme de nos jours à des tribus lointaines et retirées, il nous suffit de faire quelques pas en arrière pour constater que la culture occidentale regorge d'allusion au fait de manger et être mangé.e.


Voici ce que l'auteur Remy de Gourmont écrira dans son article intitulé "Cannibalisme verbal" en 1912 :


« Si dans quelques milliers d'années, notre langue était retrouvée par morceaux, comme on a retrouvé les langues anciennes de l'Égypte ou de l'Assyrie, un académicien de ces temps futurs serait fort étonné, et fort excusable, d'y découvrir des traces évidentes de cannibalisme. Je dis notre langue, mais il faut entendre toutes les langues, mais il faut entendre toutes les langues européennes et toutes les langues existantes. La plus délicate laisse voir dans on vocabulaire, dans ses locutions, des signes effroyables de nos habitudes cruelles, et il serait bien difficile au savant désorienté de distinguer si telles expressions sont culinaires ou métaphoriques. Je suppose qu'il est arrivé à une reconstitution parfaite de la langue, mais qu'il a été obligé, faute de textes précis, de deviner les mœurs à travers la transparence des mots. Naturellement il fait une foule de découvertes parfaitement fausses, mais quelques-unes sont exactes et quel résultat ! C'est avec une certaine stupeur qu'il constate (toujours l'hypothétique philologue des siècles à venir) que les Français du vingtième siècle, si c'est bien notre langue à laquelle il a voué ses études, que nous avions, dis-je, la coutume de mangez le nez, les yeux, le foie de nos ennemis. Et s'il découvrait que de telles expressions sont des métaphores, il lui resterait un doute sur la douceur des hommes qui les ont imaginées. »

Si l'on se penche du côté du sexe dans la langue française, on se rendra compte qu'étrangement, beaucoup d'expressions font allusion à la nourriture ou au fait de manger. Pour n'en citer que quelques-unes : "passer à la casserole", "être à croquer", "tremper le biscuit", "se faire prendre en sandwich", "avoir une brioche au four"... On ne peut d'ailleurs pas nier que l'idée d'absorption d'un aliment ou d'un corps étranger est hautement érotique, et que, de ce fait, l'acte d'anthropophagie revêt une symbolique saturée de sexe.


« Eat me love / Leave nothing behind / Swallow me, all of me »

Extrait des paroles de la chanson "Pump" du groupe The Sugarcubes


Comme pour toutes choses, il existe évidemment des communautés de fétichistes qui se réunissent autour de l'anthropophagie. Il vous suffit de taper les mots "gynophagia", "dolcett", "vore" ou encore "macrophilia"/"giantess fetish" sur google pour être submergé.es d'images plus grotesques les unes que les autres...et tout à fait fascinantes. Contrairement à ce qu'on s'imagine, les paraphilies cannibales sont inoffensives, car leur essence repose sur la fiction des scénarios : être avalé.e par un.e géant.e, être tué.e et mangé.e... Leur impossibilité est inhérente au fantasme. Je pense que la raison pour laquelle l'anthropophagie excite autant les imaginations est qu'elle représente l'ultime sacrifice, la dévotion totale à un.e ou des partenaire.s. C'est encore une fois en tant que symbole qu'elle relie les êtres humains.



Pour finir, voici quelques vers d'un poème que j'ai écrit il y a bien longtemps et que je ne me suis jamais résolue à finir :


« Qu'est-ce qu'un cannibale, Sinon un enfant qui n'a pas tété ? L'esprit d'un animal, Qu'une mère sans seins a allaité ;
Un bébé qui de breuvage, Ne tira que du sang de son pouce, Sa vie allant sans sevrage, Tant il en redoute la secousse ? »
 

*On pourrait avoir tendance à opposer l'endocannibalisme (forme d'anthropophagie consistant à manger des membres issus de son propre groupe) à l'exocannibalisme (une pratique de guerre qui consiste à manger la chair d'un ennemi vaincu pendant le combat) alors que métaphoriquement, ils reviennent à la même image : celle de vouloir absorber l'altérité, qu'il s'agisse de voler de la force ou de la perpétrer. Dans les deux cas, il existe une volonté de rapprochement, un acte très symbolique, même dans la pratique.


**"Chez les Guayakis la prohibition de l’inceste et l’interdit alimentaire dans le cannibalisme se recouvrent complètement de sorte que la position dans le système de parenté suffit à indiquer qui peut et qui ne peut pas être mangé. Les membres de la famille du sexe opposé ne se dévorent pas entre eux, car cela reviendrait en quelque sorte à faire l’amour entre soi. Comme le dit Pierre Clastres : « Les Guayaki ne mangent pas ceux avec qui il est interdit de faire meno (l’amour) » " (source)


***Le mot "cannibalisme" désigne le fait de manger des êtres d'une même espèce. J'ai bien conscience qu'il peut s'appliquer aux animaux et que le facteur humain ne fait pas partie inhérente de la définition ; mais ici, nous ne nous intéresserons qu'à cette facette-là.


****Extrait du livre "Anthropophagie zombie" de Suely Rolnik, paru en 2011. Il s'agit donc d'une référence anachronique, puisque Diane nait en 1938 et va au Brésil en 1950.

 

Mes textes qui parlent de cannibalisme / anthropophagie :

 

Sources :

 

Peinture : "Abaporu" de Tarsila Do Amaral

 

Pour vos oreilles et vos âmes :


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