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FOUIR

Chapitre 1 :

Qui est cet homme ?

Le soleil commençait tout juste à déléguer son office au croissant de lune dont le tranchant n’était encore dans la clarté du ciel qu’une lointaine, mais inévitable promesse. Les ombres des arbres désépaississaient lentement sur la route, ou disparaissaient complètement sous les premières paires de phares qui ratissaient le goudron. Mais ces agressions contre la nature révélaient à chaque passage une silhouette humaine qui, si elle n’était pas celle d’une maraca qu’une grande main invisible secouait dans tous les sens, en partageait l’entêtante agitation.

« C’est par là », dit l’homme qui avait été assez bon pour s’arrêter à la hauteur du vagabond qui essayait d’interpeller une voiture depuis vingt minutes. Le conducteur avait baissé sa vitre, prêt à le laisser s’asseoir à côté de lui, mais le vagabond, après s’être rué à sa rencontre, demanda simplement la direction de Saint-Jamestre. Le conducteur avait accompagné sa réponse d’un geste vers le chemin qui scindait les champs de maïs. « Encore deux kilomètres et vous y serez », ajouta-t-il. Le vagabond courut. Dans sa précipitation, il avait oublié de demander l’heure.

Saint-Jamestre était le nom d’une commune constituée d’une dizaine de villes et villages, mais l’usage voulait que, quand quelqu’un disait s’y rendre, on devait comprendre sans équivoque qu’elle ou il irait précisément dans le village qui portait ce nom, et qui était curieusement le plus petit de tous. Il était si petit que chaque habitant était ami avec son voisin. Si petit qu’il n’y avait plus d’écoles, et que tous les enfants étaient en pension en ville, de sorte que les quelques personnes qui avaient entre six et dix-huit ans étaient celles dont les parents étaient trop pauvres. Il n’y avait pas de mairie, pas de cinéma ou de théâtre, rien à faire d’autre pour se distraire que de boire des verres à « La guinguette de la Flaque ». Pourtant, ni rivière ni lac appelé « Flaque » n’égayait Saint-Jamestre, si ce n’est l’immense mare qui s’était creusée pendant le Grand Orage une décennie plus tôt. Babeth la patronne avait alors sauté sur l’occasion pour rebaptiser son enseigne. L’endurance de la flaque était remarquable, comme le faisait souvent savoir le vieux Marc qui avait autrefois enseigné la science. À son grand désarroi, la plupart de ses compatriotes se plaisaient à inventer des histoires, mais n’ayant pas d’explications rationnelles à leur opposer, il grommelait contre eux sans pour autant les contredire. Seule la petite Emma connaissait la vérité, puisque lors de ses fréquentes insomnies, elle voyait par sa fenêtre les allers-retours de Babeth entre le puits de son jardin et son restaurant. C’est pourtant elle la première qui raconta des fables. La plus connue était celle de la fée amoureuse d’un ogre, qui chaque nuit remplissait la mare pour que son ami se désaltère après avoir mangé. Cet ogre, naturellement, vivait dans les champs de colza, et n’en sortait que le soir, car il ne supportait pas la lumière. Voilà le genre de choses qu’on se disait, encore et encore et encore et encore et encore et… autour de chopes de bière sur la terrasse dont la fréquentation ne décroissait jamais. Il y avait toujours du bruit, du mouvement.

Ce jour-là, quand le vagabond dépassa le panneau du village, tout n’était que calme et immobilité, hormis la cloche qui retentit huit fois. Le battant ayant donné son dernier coup, la grande place retomba dans un silence de mort. On eût cru qu’une catastrophe avait balayé la population, tant cette absence de vie était exceptionnelle. C’en était même à se demander si la nature n’était plus cette indéfectible entité qui gazouille envers et contre tout, mais un fantôme vaincu que l’on ne pourrait jamais voir ni entendre.

La forme de la lune s’affirmait. Les dernières traces du jour étaient presque entièrement délavées sous sa clarté croissante. Le vagabond suivit alors le plus instinctivement du monde la seule source de lumière qui se distinguait de l’amas noir des devantures des maisons ; un fin liseré sous une porte qu’il n’hésita pas à pousser avec la détermination d’un homme dans son bon droit. Le spectacle qui s’offrit à lui était un de ces moments de banalité qui marquent chaque personne présente d’une longue brûlure.

Avant son entrée, l’intérieur était presque aussi immobile et silencieux que l’extérieur. Tous les habitants se pressaient dans le salon, formant une masse noire et statique que même un œil étranger trouverait inhabituelle. Les lèvres bougeaient, mais rien ne se détachait du murmure général ; les têtes se penchaient, mais pas assez pour faire du désordre. Quand la porte s’ouvrit, ils se tournèrent comme un seul corps, puis la rumeur enfla : « Qui est cet homme ? ».

La question traversa la salle comme un souffle balayant tous les autres sujets de discussion. Elle toucha d’abord le prêtre, à qui il avait incombé la lourde tâche de mettre en terre quelques heures plus tôt l’habitante la plus aimée du village, puis elle s’arrêta un instant sur les lèvres du fossoyeur, avant de passer par Marc et le fils de Babeth qui débarrassait les tables avec sa mère, etc… jusqu’à ce qu’Emma, qui était tout au fond du salon, se lève sur la pointe des pieds en chuchotant : « Alors, c’est qui ? ».

Le vagabond ne se laissait pas facilement intimider. Il n’était pas spécialement courageux, mais n’ayant aucun sens de l’observation, il fut bien incapable d’éprouver l’inconvenance de son arrivée. Tous à cette réception avaient connu et aimé la morte. Cet amour était peut-être ce qui les liait si sinistrement, aussi, l’irruption d’un étranger s’apparentait à un douloureux rappel que le monde continuait de tourner au-dehors.

Cet étranger-là n’avait que quarante ans, mais le vent, la faim, la fatigue et l’alcool avaient eu raison de la douceur de sa peau, de l’épaisseur de ses cheveux, et de la droiture de son dos. Pourtant, il semblait jeune, d’une façon inédite. Il était indescriptible, comme s’il suffisait de cligner des yeux pour le trouver changé. Il était de ces personnes si compliquées à aimer, qu’en d’autres temps il aurait embarrassé bien des trobairitz et troubadours, car trop élusif pour que soient acculés à des paroles les incompréhensibles sentiments qu’il ne manquait jamais d’éveiller en la plupart des poètes dont il croisait l’existence.

S’il parut insolent en entrant, le son de sa voix jura avec les mille et une idées qu’on s’était déjà faites à son sujet, lorsqu’il demanda au prêtre d’un air contrit :

- Le trou est refermé ?

 

Un peu décontenancé par cette approche, ce dernier répondit :

 

- Oui, la cérémonie est finie depuis une bonne heure.

 

Des larmes montèrent aux yeux du vagabond.

 

- C’est pas possible ! dit-il en reniflant.

- Allons, allons, calmez-vous, vous pourrez toujours vous recueillir sur la tombe demain. Vous êtes monsieur… ?

- Pitre.

- Monsieur Pitre, je suis navré que vous n’ayez pas pu assister à l’enterrement. Notre communauté vient aussi de subir une grande perte.

- C’est vrai ? Vous aussi ?

- Eh bien, oui… regardez tous ces gens, chacun a une raison différente d’être triste. Et moi, je suis là pour les aider.

- Voulez-vous bien m’aider, moi ?

- Bien sûr. Dites-moi comment.

- Pouvez-vous rouvrir la tombe ?

 

On se tut. Depuis qu’il avait commencé à parler, les habitants l’écoutaient tout en faisant mine de discuter d’autre chose. En attestait l’harmonie avec laquelle le bourdonnement des conversations s’étouffa quand il posa sa question. L’intérêt pour l’identité de cet étranger redoubla, car il fallait bien qu’il soit quelqu’un d’important pour faire une requête si choquante.

 

- Je veux la voir une dernière fois, reprit-il.

- Vous savez que c’est impossible.

- Mais j’ai besoin de la voir !

- Ce n’est pas de ma faute si vous êtes arrivé trop tard.

- Je dois la voir.

- Votre entêtement ne donnera rien.

- D’accord ! Je gratterai la terre tout seul.

- Monsieur Pitre, ne soyez pas ridicule ! C’est la première fois que nous vous voyons depuis les quinze années où elle habitait ici. Pourquoi tant d’effusion ?

- Je suis son fils.

 

Il y eut une exclamation générale. Certaines voix s’élevèrent, la plupart pour s’émouvoir, quelques-unes pour émettre des soupçons, jusqu’à ce qu’Armand, qui était le dernier à avoir rejoint la communauté trois ans auparavant, plaide en sa faveur.

 

- Elle a mentionné un fils, une fois. Elle ne m’a pas donné son nom, mais d’après les dates, son âge correspond.

 

Ainsi fut scellée dans l’imaginaire collectif, l’idée que la morte était une femme mystérieuse, et que l’on pleurait bien plus ce qui avait été perdu de soi-même, que ce qui avait été perdu d’elle. Trois ans étant assez pour s’accorder à l’étonnant magma des habitants de Saint-Jamestre, c’est au nom de tous qu’Armand dit :

 

- Il faut rouvrir la tombe pour lui.

 

Et pour asseoir l’inévitabilité de cette décision, il tendit un billet au fossoyeur. Le prêtre protesta un peu, mais sans insister, car la parenté de Pitre avec la morte conférait une sorte d’indécence à tout ce qui n’allait pas dans son sens.

 

On cueillit les bougies dans la maison, on alluma les lampes à huile, on fit ce qu’on pouvait pour remplacer le soleil. Dans la profondeur de la nuit et la noirceur des habits de deuil, ils n’étaient plus qu’une procession de visages flottants, guidée par les flammes qu’une très légère brise faisait vaciller. Pitre avait été pris en étau par deux fortes fermières, souvent appelées les « sœurs Mathilde » bien qu’elles ne soient pas de la même famille. Elles le tenaient fermement par les épaules, comme si elles avaient peur qu’il s’effondre.

Puisqu’il y avait peu de morts à Saint-Jamestre, la tombe de la mère était la seule qui ne soit pas verte d’herbe. Pendant que le fossoyeur creusait, on observa un silence de plomb, si épais, si complet, qu’on sursauta presque quand il annonça qu’il avait fini. Pitre s’avança en tremblant, puis il prit la main qu’on lui tendait pour descendre dans le trou. Une fois en bas, le fossoyeur lui jeta un pied-de-biche.

 

- Votre mère n’avait pas beaucoup d’argent. Ça ne devrait pas être difficile à ouvrir.

 

Toutes les lumières convergèrent vers le corps de bois. Pitre brandit l’outil comme s’il allait le poignarder au cœur.

 

- Pas comme ça ! s’écria le prêtre. Vous allez abîmer le cadavre si vous ne faites pas attention ! Attendez…

 

Il descendit à son tour et arracha le pied-de-biche des mains de Pitre. Quelques secondes après, le cercueil était grand ouvert. Une des sœurs Mathilde laissa échapper un petit rire, car il y avait quelque chose de très comique dans l’image du prêtre profanant une tombe.

 

Le corps de bois éventuellement éventré, les habitants se penchèrent en avant pour mieux contempler ce qu’on avait pris tant de peine à reléguer dans l’ombre. La vieille femme portait sa robe bleuâtre préférée. Il était impossible de prétendre qu’elle avait l’air endormie, puisque ses yeux étaient à demi ouverts. À la surprise de tous, alors qu’on se serait attendu à ce qu’il les baisse, Pitre tira au contraire sur les paupières jusqu’à avoir l’impression d’être fixé par le regard gris de sa mère. Il se pencha à son tour, et resta ainsi suspendu longtemps. Quand il se redressa enfin, il se tourna vers le prêtre et dit :

 

- C’est pas ma mère.

 

Les habitants se rapprochèrent davantage pour ne pas rater une seconde de la scène qui allait se dérouler à leurs pieds.

 

- P-pardon ? bégaya le prêtre.

- C’est pas ma mère.

- Bien sûr que c’est elle, qui voulez-vous que ce soit ?

- Je sais pas. Pas elle en tout cas.

- Pourquoi dites-vous cela ?

- Parce qu’elle est pas pareille. Là, c’est quoi sur sa joue ?

- Une cicatrice. C’est arrivé l’année dernière, si je me souviens bien. Elle avait grimpé dans le chêne de son jardin pour cueillir des glands, mais elle est tombée. C’est un miracle qu’elle ne s’en soit sortie qu’avec une coupure.

- Et là ! Ma mère a toujours eu dix doigts.

- Ah, ça ! Un bête accident de meule. C’est un peu plus ancien, je dirais six ans, n’est-ce pas Mathildes ?

- Ses cheveux, pourquoi ils sont si foncés ?

- Elle se les teignait. Regardez sur son cuir chevelu ; on voit bien les tâches de henné.

- Et les trous dans ses oreilles ?

- Une coquetterie, parce que Marc lui avait offert de très jolis bijoux.

- Je sais !

 

Pitre tira sur les boutons qui fermaient le col de la robe jusqu’à dévoiler le haut de la poitrine. Le prêtre l’attrapa par le bras pour l’empêcher d’aller plus loin.

 

- Qu’est-ce que vous faites ? s’exclama-t-il.

- Je vais prouver que c’est pas ma mère. Ma mère avait une tâche de naissance en forme de heurtoir sur le sein droit.

- D’accord, d’accord, mais laissez-moi faire.

 

Il souleva légèrement le tissu, juste assez pour dévoiler le motif.

 

- Regardez, Pitre, dit le prêtre avec douceur, c’est bien votre mère. Je sais à quel point c’est difficile pour vous, mais il faut l’accepter. Si vous avez besoin d’être guidé, d’être écouté, vous pourrez venir chez moi demain.

 

Pitre gémissait et se tordait les doigts comme s’il voulait les arracher. Quand il se fut calmé, on les remonta tous les deux. Avant que le fossoyeur ne referme la tombe, le prêtre proposa de jeter une poignée de terre. Pitre utilisa ses deux mains pour piocher dans le tas à côté du trou. Sans s’en rendre compte, il avait attrapé un gros caillou, dont le bruit en percutant le bois ressemblait à celui d’un heurtoir.

 

« BANG ! »

 

Il se jeta sur le cercueil et l’enlaça de tout son corps.

 

- Elle est vivante ! Vous avez entendu, elle est vivante !

 

Il prodiguait au bois de frénétiques baisers. Personne n’eut le courage de le contredire.

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