Cinquième
veine
fouaillée
12/04/2021
De la peur et du corps
J’ai toujours eu peur de fuir. Je ne me rappelle pas d’un temps insouciant où je ne craignais pas qu’un quelconque fluide s’écoule de moi. Pourtant, je ne me rappelle pas non plus d’un temps où j’ai pu faire des choses qui justifient que je redoute l’innommable ignominie. Je n’ai aucune raison, aucune explication, seulement des sensations dupées. Je peux m’imaginer dans un bus, la pisse coulant le long de mes jambes et inondant les semelles des autres passagers, ou pire, réaliser avec horreur que j’ai laissé une tache marron ou rouge sur le siège. Je me persuade parfois que la transpiration entre mes cuisses va se répandre et nous noyer toustes. Mon corps ressent des choses qui n’arrivent pas, et il en est malade de sur-. Malade, comme un esprit qui voit et entend des chimères étrangères aux autres ; malade comme un esprit plein d’imagination. Mais mon esprit est « sain », et s’il ne le fut plus ne serait-ce qu’une seconde, c’était par mon corps.
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Quand on a la possibilité de prendre du plaisir, tout nous indique qu’on le doit. On le doit à celles, ceux et celleux qui ne le peuvent pas. Oui, la volupté est un devoir. J’aurais aimé dès la naissance que ce corps n’appartienne à personne, surtout pas à moi-même. Et accepter son fardeau est souvent plus facile que de trouver la force de résister à ce que la Nature a si charitablement parfait pour nous. Des machines bien huilées, bien fonctionnelles ; et il suffit de n’en pas être…pour devenir détritus ?
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Ah ! Cet engin bizarre aux lignes débiles ; comme j’aurais préféré qu’il ne frémisse pas quand on l’effleure, qu’il ne souffre pas quand on le flagelle…mais il ressent tout, et il s’est acquitté de ses devoirs. Oui, j’ai essayé bien des choses pour en percer le mystère. Il ne m’est resté qu’une ignorance pantoise, une frustration qui a démultiplié mon malaise. Voilà, ce que j’aurais préféré : n’être qu’une tête roulante, ou portée par des mains si douces et si lisses que je n’aurais même pas senti leur contact sur mes joues. Mais je ressens tout, et je me suis acquittée de mes devoirs… et à chaque fois, derrière la porte close, seule, au vide, j’ai dit : « est-ce tout ? ».
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Tout ce qui m’est insupportable m’est familier. Ainsi va la plus grande tragédie de ma vie : je suis une virtuose de l’inconfort et une élève studieuse. J’apprends si vite que je n’ai pas le temps d’être surprise. C’est ce Tout. Je suis assez curieuse pour vouloir tout tenter, tout archiver. C’est ce Tout, il est extensible. Alors, pourquoi recèle-t-il autant de déceptions ?
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Me suis-je bien fouaillée la veine aujourd'hui ?